Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche émérite au CNRS, explore depuis de nombreuses années les transformations du travail et de l’emploi. Dans un contexte où l’hybridation – télétravail et présentiel – des organisations se généralise, elle nous offre une réflexion sur l’adaptation du corps aux conditions de travail contemporaines.

Évolution historique de la place du corps et du bien-être au travail

Danièle Linhart explique qu’à l’ère industrielle, la discipline du corps au travail était une préoccupation centrale. Le film « Les Temps modernes » de Charlie Chaplin illustre bien la taylorisation extrême qui imposait des contraintes physiques rigoureuses aux travailleurs.

Avec la croissance du secteur tertiaire et l’augmentation du nombre de cadres, cette disciplinarisation s’est transformée, notamment avec l’avènement des open spaces.

Autrefois, les cadres avaient des bureaux individuels, symboles de confiance de la part des dirigeants. Aujourd’hui, ils se retrouvent alignés dans des espaces restreints, constamment sous le regard des autres. Selon la sociologue, l’open space est une façon pour les entreprises de montrer que personne n’échappe à la contrainte, rappelant étrangement les ateliers du XXe siècle. Cette organisation spatiale envoie un message clair de subordination aux salariés.

Danièle Linhart note une ironie dans l’attention croissante portée au bien-être au travail, comme les cours de yoga ou les conseils diététiques. Ces initiatives visent à aider les employés à s’accommoder d’un environnement dégradé. Les cadres rapportent souvent que les open spaces sont sources de nuisances sonores et de distractions diverses. Les flex offices, où il faut réserver un espace de travail comme un restaurant, renforcent l’idée que les employés ne sont pas chez eux, accentuant l’individualisation du management.

Management contemporain du corps et disparition du code vestimentaire

Le télétravail et les interactions virtuelles éliminent les expressions corporelles non verbales, homogénéisant davantage la communication. Le langage devient standardisé, et le corps, derrière un écran, perd de sa spécificité. Malgré les discours managériaux valorisant l’individualité, les pratiques organisationnelles tendent vers une uniformisation et une gestion de masse.

Dans le secteur tertiaire, Danièle Linhart observe une tendance générale à la négation du corps, sauf dans certaines professions comme l’accueil ou la vente où le corps est strictement contrôlé. La manière dont le personnel est censé se tenir, se vêtir et se comporter est très prescriptive. Cette intrusion dans la gestion du corps est omniprésente, illustrée par des initiatives comme le casual Friday, le seul jour où le dress code est relâché. Malgré les initiatives de bien-être, les employés restent subordonnés, y compris dans leur corps.

La sociologue analyse la disparition du code vestimentaire comme un signe de la disparition du collectif. Le management moderne privilégie une approche individualiste, valorisant les qualités personnelles et émotionnelles au détriment de la professionnalité.

Autrefois, le code vestimentaire unifiait les travailleurs autour d’une identité professionnelle commune.

Aujourd’hui, chacun s’habille pour se distinguer, reflétant une individualisation croissante au détriment de l’esprit collectif.

Danièle Linhart souligne que la disciplinarisation du corps au travail a évolué mais demeure présente, notamment à travers les open spaces et les nouvelles formes de management. Les initiatives de bien-être, bien que bénéfiques en apparence, masquent souvent des environnements de travail dégradés et une individualisation croissante qui isole les employés. Le corps, autrefois vecteur de discipline, reste un enjeu central dans les dynamiques professionnelles contemporaines.